ANATOLE FRANCE 1844-1924

Il avait fait ses débuts en littérature sous les auspices d’Alphonse Lemerre, l’éditeur des parnassiens, et avec la protection de Leconte de Liste : les Poèmes dorés (1873) et un poème dramatique, les Noces corinthiennes (1876), le révélèrent comme un esprit délicat, épris de raffinement, nourri de l’Antiquité et du classicisme. Les œuvres qui suivirent confirmèrent sa réputation naissante de lettré dilettante et sceptique. Le Crime de Sylvestre Bonnard (1881) est une aimable fantaisie dont les deux épisodes évoquent un vieux philologue, membre de l’Institut, habitué à ne voir la vie qu’à travers les livres. Le Livre de mon ami (1885) rassemble des souvenirs d’enfance, attribués au personnage fictif de Pierre Nozière. Thaïs (1890), qui s’inscrit dans un certain renouveau du roman antique et érudit à la fin du siècle, apparaît à la fois comme une distraction d’humaniste et un rêve de sagesse et de beauté. L’ironie voltairienne et le scepticisme éclatent dans la Rôtisserie de la reine Pédauque et les Opinions de M. Jérôme Coignard (1893), conte à la manière du XVIIIe siècle et suite de réflexions morales qui enseignent une philosophie indulgente, faite d’irrespect, de liberté et d’hédonisme. Tout différent, le Lys rouge (1894) nous entraîne dans les milieux mondains chers à Daudet et à Bourget, pour l’histoire d’une liaison passionnée. D’autre part, entré au Temps en 1887, Anatole France y tint jusqu’en 1893 le feuilleton de la Vie littéraire, dans lequel il manifesta le plus grand éclectisme.

Anatole France est alors un écrivain répandu dans le monde. 11 sera élu à l’Académie au début de 1896. C’est à lui que le jeune Proust demandera une préface pour les Plaisirs et les jours. Depuis 1883 il connaît Mme Annan de Caillavet, dont il fréquente le salon, et rencontrera auprès d’elle un amour ardent et partagé, qui, en dépit de quelques crises, durera jusqu’à la mort, en 1910, de celle qui était devenue son égérie attentive.

L’Affaire Dreyfus le transforma. Les deux premiers volumes de l'Histoire contemporaine, l’Orme du mait (1896) et le Mannequin d’osier (1897), s’ils traduisent la volonté qu’a Anatole France d’écrire un grand roman de mœurs contemporaines, mettent en scène avec M. Bergeret un professeur d’université qui pourrait être le petit-cousin de l’abbé Jérôme Coignard, professant le même idéal, ayant les mêmes ennemis. Mais les volumes suivants, l’Anneau d’améthyste (1899) et M. Bergeret à Paris (1901), jettent ce bon professeur dans l’Affaire Dreyfus et ses suites. Anatole France avait lui-même pris parti avec force dés la fin de 1897 et était devenu auprès de Zola le grand écrivain des dreyfusards. Sa pensée et son œuvre seront désormais marquées par l’expérience de ces années de lutte. Il se tourne vers le socialisme, participe aux réunions publiques, donne Sur la pierre blanche en feuilleton dans l’Humanité naissante. 1901 voit paraître l’Affaire Crainquebille (repris en 1902 dans les Cahiers de la Quinzaine), plaidoyer pour les humbles sans défense devant l’autorité. Sur la pierre blanche (1905) associe le passé et l’avenir : d’une part, à Corinthe, au milieu du Ier siècle, un débat oppose le chef de la synagogue et un certain Paul de Tarse qui prêche la révolte — mais personne ne pressent le rôle que jouera ce Paul et l’importance de la doctrine qu’il expose ; de l’autre, la civilisation mécanique et collectiviste de l’an 2270 (220 de la Fédération des Peuples) : les avions volent sans pilote, l’argent a disparu, les techniciens et les savants dominent la société. D’un esprit plus satirique. Vile des pingouins (1908) est une histoire de France fantaisiste et sceptique, transposée dans un petit monde où les pingouins, baptisés par l’erreur d’un saint évangélisateur, ont été doués d’une âme. Dans la Révolte des anges (1914), la satire du monde contemporain et la critique du fanatisme et de l’esprit de violence sont introduites par une autre affabulation fantastique : l’arrivée sur terre d’anges déterminés à se révolter contre Dieu. Anatole France, cependant, n’a pas abdiqué son scepticisme à l’égard de la nature humaine. Le dernier chapitre de T Ile des pingouins évoque avec gravité l’étemel recommencement des civilisations, et Les dieux ont soif (1912), roman qui se passe sous la Terreur, est une mise en garde contre la fureur idéologique et les excès révolutionnaires. L’écrivain n’en restera pas moins attaché au mouvement de la gauche française et manifestera, à la fin de sa vie, une grande sympathie pour le parti communiste.

Il n’est pas un doctrinaire. Il ne se fait pas d’illusion sur la vie et les hommes. Mais il croit à la vertu de la liberté et à l’efficacité d’un art de vivre qui permette l’épanouissement de l’individu et la conquête d’un certain bonheur. C’est pourquoi il combat pour la justice, garantie de la liberté, que seul, selon lui, un État socialiste pourra instaurer. C’est pourquoi aussi il s’en prend au fanatisme religieux et à l’ascétisme (n’étant pas loin de penser que toute religion suscite son fanatisme). C’est à Voltaire qu’il fait penser par son esprit satirique comme par sa lucidité à l’égard des hommes.

Il possède la clarté et souvent la concision de celui qui fut son modèle. Comme lui, il connaît les vertus de l’ironie. Mais, plus que lui, il est sensible au spectacle de la misère humaine et laisse transparaître son émotion.

De fait, c’est bien au xvm* siècle qu’il se rattache par sa philosophie de la vie, par sa conception de l’art et de l’action, par son humanisme. A la charnière du xix* et du xxe siècle, il est le témoin d’un monde qui s’achève. La défaveur où il tombe au lendemain de la guerre de 1914-1918 n’a pas d’autre signification.