CHARLES PÉGUY 1873-1914

L’ENFANCE

Charles Péguy pensait à sa propre enfance quand il écrivait dans l’Argent : « Avant que nous ayons douze ans, tout est joué. » Tout se joua pour lui pendant l’année scolaire 1884-1885, lorsque le directeur de l’école normale d’instituteurs d’Orléans, Naudy, le fit entrer, après le certificat d’études, à l’école primaire supérieure, puis lui obtint une bourse pour le. lycée. Le fils de la rempailleuse de chaises du faubourg Bourgogne, l’orphelin qui n’avait que quelques mois à la mort de son père, commence alors une carrière scolaire et universitaire qui le conduira à l’École normale supérieure.

Nous ne dirons pas que tout était également joué dans la personnalité de Péguy. Mais il doit à son enfance, sur laquelle il reviendra souvent, quelques traits fondamentaux. Toute sa vie, il restera l’enfant du peuple, dont il a décrit la condition dans Pierre en 1898. Il gardera l’idéal patriotique et républicain, la morale rigoureuse de ses maîtres — leur anticléricalisme aussi, avec diverses nuances —, de même que la foi retrouvée sera nourrie des leçons du catéchisme et de la pratique des offices.

Élève sérieux et appliqué, le jeune Péguy entra, après le baccalauréat, en rhétorique supérieure au lycée Lakanal, avec une bourse d’État, qu’un échec en 1892 au concours de l’École normale supérieure lui fit perdre. C’est alors que, bénéficiant de dispositions particulières applicables aux fils de veuves, il devança l’appel et fit un an de service militaire, au 131e régiment d’infanterie, à Orléans. A la rentrée de 1893, il est interne à Sainte-Barbe, avec une nouvelle bourse, et suit les cours au lycée Louis-le-Grand. Au concours de 1894, il est enfin reçu dans un bon rang.

S’il a lu plus d’auteurs modernes qu’on ne l’a souvent dit (et en particulier les philosophes du xixe siècle), sa culture est essentiellement classique : d’Homère à Hugo, les chefsd’œuvre des littératures gréco-latine et française ont renforcé son sens de la grandeur et du sacré. Ce parfait humaniste exerce sur ses camarades une incontestable autorité morale. A Orléans, à Lakanal, il a déjà ses fidèles. Mais c’est surtout à Sainte-Barbe, dans la fameuse « cour rose », que se constitue un groupe d’amis, avec notamment Marcel Baudouin, les Tharaud, Baillet — qui se fera bénédictin —, Lotte — qui sera le « loyal serviteur ». Cependant, les questions politiques et sociales ne semblent pas encore avoir retenu son attention. C’est à l’École normale supérieure qu’il les découvrira.

PÉGUY SOCIALISTE

Le prestige de Jaurès, sorti de l’École quelques années auparavant, l’autorité de Lucien Herr, le bibliothécaire, les leçons d’un jeune maître de conférences, Charles Andler, ses propres recherches (qu’on connaît encore mal) concourent à une « conversion » (le mot est de lui) au socialisme. En 1897, Péguy, qui a passé l’année 1895-96 en congé à Orléans, choisit l’action politique. Il collabore à la Revue socialiste, où paraît son manifeste « De la cité socialiste ». Il songe, avec ses camarades du Cercle d’études et de propagande socialistes de l’École normale, à créer un véritable «journal socialiste ». Enfin, son mariage avec la sœur de Marcel Baudouin, le 28 octobre 1897, lui apporte une dot d’une quarantaine de mille francs, grâce à laquelle il fonde, en

1898, la Société nouvelle de librairie et d’édition. Pour se consacrer entièrement à l’action, il a démissionné de l’École normale à la rentrée de 1897.

À la fin de cette même année 1897 parait la Jeanne d’Arc à laquelle il travaille depuis 1893 : œuvre dramatique immense, composée de trois pièces formant un tout. En Jeanne d’Arc, Péguy, tout en respectant la vérité historique, représente ses propres élans et ses méditations. La vocation de Jeanne est un acte d’amour à l’égard de ceux qui souffrent, une prise de conscience de sa propre responsabilité, une révolte devant l’indifférence ou la résignation des autres. La lutte qu’elle mène pour la paix et la justice se heurte à l’égoïsme, à l’esprit prudent et politique des siens ; l’idéal est sans cesse aux prises avec le réel et n’abdique dans le combat rien de ses exigences. L’ouvrage, dédié

A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu,
A toutes celles et à tous ceux qui seront morts pour tâcher de porter remède au mal universel ;
[...]
A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine,
A toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l’établissement de la République socialiste universelle,

est ainsi le drame de l’engagement ; il nous montre dans quel état d’esprit Péguy abordait l’action politique. Son article « De la cité socialiste » et un livre publié en juin 1898, Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse, nous per- mettent de définir son socialisme. Il préconise la socialisation des moyens de production et la distribution équitable des produits de consommation, une juste répartition du travail, la suppression de l’héritage. Ces thèmes, comme celui de la fraternité universelle, sont alors communs à toutes les familles socialistes. Mais Péguy échappe à l’influence du marxisme, auquel ont adhéré Jules Guesde et Laffargue ; il suit la tradition libérale du socialisme français. D’autre part, il met l’accent sur la primauté du spirituel, assignant comme but au socialisme l’épanouissement spirituel de cha- cun dans la liberté. Au début de 1898, l’intervention de Zola dans l’Affaire Dreyfus, l’émotion que provoque en lui la lecture de J’accuse le précipitèrent dans l’action. Contre la majorité des socialistes, qui prétendaient s’abstenir, il vole au secours de la justice et des droits de l’homme. Sa librairie devient le rendez-vous des dreyfusards, il écrit des articles passionnés. C’est que l’Affaire a déclenché en lui une exaltation mys- tique : un homme avait été condamné injustement, la justice bafouée ; il fallait que la justice triomphe, et avec elle la liberté et la République.

Cette exaltation sera vite confrontée à de déprimantes réalités. La Société nouvelle de librairie et d’édition est un échec où Péguy engloutit, en quelques mois, sa petite fortune. Il est sauvé par Lucien Herr, qui constitue une société anonyme avec un conseil d’administration composé de lui-méme, Léon Blum, Mario Roques, Hubert Bourgin et Simiand, Péguy étant « délégué à l’édition ». Mais, & la fin de 1899, il s’oppose violemment aux Cinq, qui lui reprochent son indiscipline et ne parviennent pas à le dissuader d’attaquer Guesde, comme il en a l’intention. C’est la rupture, la fidélité à l’idéal n’admettant pas l’obéissance par discipline tactique.

Quelques années plus tard, ce sera la rupture avec Jaurès, définitive en 1905 : le député socialiste s’est rendu coupable à ses yeux d’une « série ininterrompue de capitulations et de complicités », par lesquelles, selon La formule qu’il emploiera plus tard, la mystique s’est dégradée en politique.

LES CAHIERS DE LA QUINZAINE

A peine la séparation avec ses anciens amis est-elle consommée, à la fin de 1899, que Péguy se lance dans la grande aventure des Cahiers de ta Quinzaine. Le premier parait le 5 janvier 1900 ; deux cent trente-huit livraisons, réparties en quinze séries, seront publiées jusqu’à la guerre. La vie de Péguy est désormais liée à cette entreprise, dans laquelle il se proposait de réaliser le « journal vrai » dont il rêvait (« Dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste »).

De la conception du journal vrai relèvent les libres propos de Péguy sur les sujets les plus divers, très nombreux dans les premières séries, les dossiers (compte rendu analytique de congrès socialiste, questions coloniales, etc.), les enquêtes, tous ces « textes formant dossier » qui composent presque la moitié de la totalité des Cahiers. Mais ceux-ci s’ouvrirent rapidement à des Œuvres littéraires (Jean-Christophe, de Romain Rolland ; l’Affaire Crainquebille, d’Anatole France), des romans ou des poèmes de Porché, André Spire, Schlumberger, Suarés, les Tharaud, Julien Benda, Daniel Halévy... Et Péguy lui-même leur confiera toutes ses grandes œuvres. Les Cahiers de la Quinzaine forment ainsi une collection à laquelle on ne saurait comparer aucune revue de l’époque.

La boutique des Cahiers, 8, rue de la Sorbonne, sera, pendant quinze ans, le lieu de rencontre des « fidèles » de Péguy : une fidélité souvent difficile, qui s’assortit de ruptures éclatantes.

Dans les cinq premières séries, Péguy lutte à la fois contre les opportunistes et les guesdistes, partisans de la discipline dans l’action. Sa critique ne se limite pas simplement aux méthodes des socialistes. Sans aller jusqu’à condamner le « monde moderne » avec autant de force qu’il le fera plus tard, il manifeste déjà sa défiance à l’égard de la science ou de l’idée de progrès. Péguy, qui est allé suivre les cours de Bergson à l’École normale supérieure en 1898 et reste un auditeur attentif du philosophe au Collège de France, est converti à une pensée qui répond à ses aspirations profondes. Bergson le confirme dans sa défiance à l’égard de l’intellectualisme, son attachement au réel, sa foi en la vie ; il contribue par là à l’écarter de l’idéologie socialiste.

LES ANNÉES CAPITALES

Les années 1905-1907 sont un moment décisif dans l’épanouissement de sa pensée. C’est d’abord, à la fin de 1905, Noire patrie. Le discours menaçant que Guillaume II venait de prononcer à Tanger, la tension internationale qui avait suivi ont été comme une « révélation » : il a « saisi » la menace d’une guerre toujours possible et a pris une conscience plus grande de l’existence de la communauté nationale et de la réalité de la patrie. L’internationaliste est-il brusquement devenu patriote, comme le crurent quelques abonnés des Cahiers ? Disons plutôt que le sentiment qu’il avait de la vocation du peuple français dés sa Jeanne d’Arc, dès l’Affaire Dreyfus, s’est renforcé à l’idée d’un conflit imminent et passera de plus en plus au premier plan de ses préoccupations.

D’autre part, de novembre 1906 à octobre 1907 paraissent les Situations (De la situation faite au parti intellectuel et à la sociologie dans les temps modernes. De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne, De ta situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle), auxquelles il faut joindre des inédits récemment publiés : Par ce demi clair matin.... Un poète l’a dit.... Deuxième Élégie XXX. Tous ces textes sont des fragments ou des prolongements de la thèse de doctorat qu’il veut alors préparer — et qu’il n’achèvera jamais — sous le titre De la situation faite à l’histoire dans la philosophie générale du monde moderne. Péguy y dénonce vigoureusement les mythes du « monde moderne » et l’utilisation qu’en fait le « parti intellectuel » pour assurer son autorité « temporelie ». L’histoire est le premier de ces mythes. Comment l’historien pourrait-il, comme il le prétend, connaître tout le passé et le ressusciter ? Les méthodes scientifiques élaborées pour la matière mesurable sont inefficaces à saisir la « matière pensante » qu’est l’Histoire. Aussi les historiens modernes, un Seignobos, un Lavisse, bien loin d’immortaliser dans leur vérité hommes et événements, ne fabriquent que des « cercueils » et des « cadavres ». Tout aussi vaine est la foi dans la science et le progrès. La science simplifie le réel, le schématise, le tue dans sa diversité ; la fonction de la philosophie est, au contraire, de le respecter. Le progrès scientifique concerne les connaissances et les techniques, non la pensée elle-même (« Descartes n’a pas battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein, et Kant n’a point battu Descartes comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux >>). A ces doctrines abstraites du « parti intellectuel » de la « nouvelle Sorbonne », il oppose la fidélité au réel, l’incarnation de toutes les forces spirituelles, l’esprit dans un corps, les grandes idées dans un groupe social ou un peuple.

Ces campagnes ont accru son isolement. A la fin de 1907, en 1908, Péguy est las, malade, découragé, proche du désespoir. C’est alors que, à l’issue d’un long cheminement dont les critiques ont reconnu les jalons dans son œuvre antérieure, il retrouve la foi. Ctio nous dit ce qu’a été cette découverte. Cet ouvrage, écrit en 1909, est resté à l’état d’ébauche et a paru dans le volume d’Œuvres en prose de la Bibliothèque de la Pléiade (1957), sous le titre contesté de Véronique. Il faut le distinguer d’une autre Clio, achevée celle-là et publiée en 1917, dite par les critiques Clio U. Péguy revient au christianisme par le mystère de l’Incarnation. Dieu s’est fait homme et a vécu une vie humaine, privée et publique. Jésus représente T « insertion du temporel dans l’étemel » qui est au cœur du christianisme. Et Péguy reprend ici le double thème du dialogue de l’âme et du corps et du vieillissement de l’homme dans le temps. Et c’est parce que « les chargés de pouvoir, les fondés de pouvoir de l’étemel ont méconnu, ont inconnu, ont oublié, ont méprisé le temporel », parce qu’en somme les clercs ont trahi, que le monde moderne s’est déchristianisé. Péguy, envahi par la foi, reste en marge de l’Église non seulement par cette révolte contre ce qu’il considère comme une démission spirituelle, mais surtout pour une raison qui touche à sa vie intime : il refusera, par respect pour la liberté de sa femme, de se marier religieusement et de faire baptiser ses enfants.

PÉGUY CHRÉTIEN

La première œuvre chrétienne de Péguy ne fut pas Clio, inachevée, mais le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (janvier 1910). Reprenant la première partie de sa Jeanne d’Arc de 1897, il la développe sans rien abandonner du texte primitif. Le drame de la vocation d’une petite fille révoltée par l’existence du mal devient celui de Jeanne chrétienne chantant avec Mme Gervaise la présence de Dieu parmi les hommes, priant Jésus, dont est magnifiquement évoquée la Passion. Ce mystère n’est pour Péguy que la première pièce de son œuvre nouvelle, qui comportera, pense-t-il, « une douzaine de volumes » et devrait l’occuper tout entier.

Il en sera cependant écarté par la polémique. Son Mystère l’a définitivement coupé de la gauche. Il n’a suscité que défiance parmi les catholiques. Au contraire, la droite célébra ce qu’elle prenait pour le signe d’une conversion politique autant que religieuse. Péguy saisit une première occasion de préciser sa position quand, aux Cahiers, parut VApologie pour notre passé, de Daniel Halévy. Il répondit aux réflexions désabusées et attristées de cet ouvrage par Notre jeunesse, exaltation de l’idéal dreyfusiste. En défendant Dreyfus, il ne défendait pas seulement la justice et la vérité, mais la France dans son éternité. En adhérant au socialisme, il respectait la vertu de charité, oubliée par l’Église au xixe siècle. Ainsi, le Péguy de 1910 est fidèle aux options du Péguy de 1898. Et cette fidélité, cet approfondissement de la fidélité est cela même qui l’éloigne de ses anciens compagnons, qui ont sacrifié l’idéal ; ici éclate la célèbre formule : « Tout commence en mystique et finit en politique. »

Halévy avait été blessé par certaines formules de Péguy. Pour éviter une rupture, celui-ci s’adressa à l’ami dans Victor-Marie, comte Hugo : texte extraordinaire, avec le parallèle entre le bourgeois Halévy et le paysan Péguy, les méditations sur l’amitié, et aussi les nombreux sujets abordés avec une étonnante spontanéité, notamment les réflexions sur Corneille, Racine, Kant, Hugo...

Enfin, les critiques de François Le Grix dans la catholique Revue hebdomadaire, dirigée par Fernand Laudet, et de Pons Daumelas (pseudonyme de Langlois, professeur à la Sorbonne) dans la Revue critique des idées et des livres lui dictèrent une réplique féroce, Un nouveau théologien, monsieur Fernand Laudet (1911). Il s’en prend aux « catholiques mondains », qui ne sont qu’« athées déguisés », s’amuse à commenter les « hérésies » de son censeur Le Grix ; il affirme sa foi catholique, repoussant toute accusation de modernisme et n’admettant pas qu’on dise qu’il s’est converti, pas même qu’il a évolué : il ne reniera jamais rien de son passé.

La vie, cependant, reste difficile. Il n’a obtenu ni le prix Femina ni le grand prix de littérature de l’Académie, sur lesquels il comptait. Les Cahiers perdent leurs anciens abonnés, sans en gagner de nouveaux. En 1912, son fils Pierre est atteint de la typhoïde et, quelques mois plus tard, de la diphtérie. Par deux fois, Péguy fera à pied le pèlerinage de Chartres, d’où il tire des forces spirituelles renouvelées. Une autre épreuve l’a abattu : un amour auquel il eut l’héroïsme de renoncer et qui le brisa pendant des mois. A la fin de 1912, ces crises sont surmontées. Péguy, selon un mot rapporté par Lotte, s’« abandonne » à Dieu et trouve, comme il l’écrit à un autre ami, « la paix du cœur totale ».

LES DERNIÈRES LETTRES

Il n’a cependant pas renoncé à ses Mystères. Le Porche du mystère de la deuxième vertu, te Mystère des saints Innocents rayonnent du thème de l’Amour et de l’Espérance, fondés dans la personne du Christ et dans celle de la Vierge. La poésie, d’autre part, le sollicite : des sonnets, puis les Tapisseries datent de la fin de 1912 et sont comme un prélude à l’immense entreprise d’Eve, commencée pendant l’été 1913. Cet admirateur des grands classiques, d’Eschyle à Hugo, qui manifeste une souveraine indifférence à la poésie de son temps, nous fait penser à Claudel. Certes par la sensibilité, les intentions, la mise en œuvre, il est loin de l’auteur des Cinq Grandes Odes. Mais, comme lui, il a l’intuition de l’unité de la création et, selon un mot qui lui est cher, le sens de son incarnation, c’est-à-dire sa réalité et sa signification mystique. Comme lui, il chante l’ordre de Dieu dans la beauté des choses, les humbles comme les grandes. Comme lui encore, il a, illuminant des moments d’angoisse et de désespoir, la vision d’un monde jeune et neuf qui remplit son cœur de joie. Et il s’est fabriqué son propre instrument, forgé par « vingt ans de prose ». Vers libre ou alexandrin, c’est un développement continu qui suit la pensée dans chacun de ses élans créateurs, reprend, dans un inlassable piétinement, le même mot, la même image, le même tour, pour en épuiser tout le sens, tout à la fois jaillissement et ordonnance. Selon ses propres paroles, à propos d’Eve :

« Il était particulièrement nécessaire que, dans une œuvre dont la matière est précisément la liaison mystérieuse du charnel et du spirituel, le charnel et le spirituel de la pensée ne fussent pas plus déliés que le charnel et le spirituel de la foi. »

Mais le combat idéologique l’appelle encore sur la brèche. Pendant l’hiver 1912-1913 apparaissent des raisons nouvelles d’irritation contre le « parti intellectuel ». Péguy apprend d’abord que Pons Daumelas n’est autre que Langlois, professeur à la Sorbonne ; il est, d’autre part, scandalisé de l’opposition de nombreux universitaires à la loi de trois ans et des honneurs dont on entoure Lavisse. C’est alors qu’il écrit successivement l’Argent, suivi de Langlois tel qu’on le parte et l’Argent, suite. Il y reprend avec violence ses accusations contre ceux qui ont trahi l’idéal républicain et socialiste, pour se laisser corrompre par l’esprit bourgeois et capitaliste, attaquant particulièrement Jaurès, Lanson, Rudler, Lucien Herr, Seignobos, Lavisse. Leur pacifisme fait d’eux des agents de l’ennemi, qu’il faudra neutraliser le jour où la guerre éclatera. Car le temporel, fondement du spirituel, est militaire (« Le soldat mesure la quantité de terre où une âme peut respirer... Que la Sorbonne le veuille ou non, c’est le soldat français qui lui mesure la terre »). Et la mission de la France est double : liberté et chrétienté. La résistance au mal se réclame de Jeanne d’Arc comme de la Déclaration des droits de l’homme. Pages brutales, passionnées, injustes souvent, mais où Péguy est tout entier, dans son exaltation, dans le souffle même de sa vie, avec parfois une gravité déchirante.

Péguy attend alors la guerre, qu’il sent venir. Il travaille à Eve, prend aussi la défense de Bergson, dont l’œuvre avait été discutée au cours des derniers mois. La Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne parait en avril 1914 ; la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne est restée inachevée au début de la guerre. S’il est question de Bergson, c’est encore à ses ennemis de toujours que Péguy livre bataille, à ceux qui substituent au réel, à la liberté, à la grâce leurs systèmes figés dans l’intellectualisme et l’égoïsme. Les théories de Bergson sur la mémoire et l’habitude expliquent le caractère néfaste des morales codifiées ; les. lumières qu’il projette sur le temps et la durée éclairent les leçons évangéliques (« Celui qui veut sauver sa vie la perdra ») et opposent à une morale de la prudence et de l’économie l’idéal du don de soi.

Le 4 août 1914, Péguy, lieutenant d’infanterie, part, « soldat de la République », pour la « dernière des guerres ». Il a passé ses dernières heures parisiennes à dire adieu à ses amis, à se réconcilier avec ceux dont il s’était éloigné. Quelques jours plus tard, il écrira : « Je vis dans cet enchantement d’avoir quitté Paris les mains pures. » Il fut tué le 3 septembre, à Villeroy, près de Meaux, à la veille de la victoire de la Marne : mort héroïque, face à l’ennemi, qu’il avait chantée — et pressentie.

Témoin passionné — jusqu’à l’injustice — de la vérité, d’une vérité qui ne peut être pour lui que « charnelle », incarnée, solitaire, non par refus des autres, mais en prophète qui oppose aux formes sclérosées ou dégradées l’authentique communauté, insertion du spirituel dans le temporel, Péguy est, par son œuvre comme par sa destinée, une figure de proue de ce début de siècle : on trouvera la trace de sa pensée et de sa personnalité dans de nombreuses familles spirituelles de l’entre-deux-guerres.

D’autre part, cet homme qui se prétendait né avant la Renaissance est un moderne : entre le rêve d’évasion des symbolistes, leur idéalisme et son lyrisme charnel — incarnation du surnaturel dans le temporel, de l’âme dans le corps, de la vie spirituelle dans le langage de l’art —, une révolution s’est accomplie.