LÉON BLOY 1846-1917

LES DÉBUTS

Il est né dans la banlieue de Périgueux. Enfant difficile et déjà excessif en toutes choses, violent et rageur, il quitte le lycée à quatorze ans pour apprendre le dessin et, en 1864, est à Paris employé chez un architecte à qui l’a confié son père. Il veut devenir peintre et suit les cours de l’École des beaux-arts.

Il fait, en 1868, une rencontre capitale, celle de Barbey d’Aurevilly. Celui-ci le prend sous sa protection, l’incite à abandonner les arts plastiques pour la littérature et surtout reconnaît dans ce jeune républicain violemment anticlérical une âme éprise d’un absolu qu’elle cherche en vain. Ses leçons, ses encouragements conduisirent Léon Bloy sur le chemin de la conversion, non sans qu’il oppose aux appels de la grâce une résistance opiniâtre. En 1869, enfin, il se jettera dans la foi retrouvée comme dans une vie nouvelle : plus rien n’aura désormais de sens pour lui qu’en fonction du catholicisme et de l’Église.

Après la guerre de 1870, il tâte du journalisme à l’Univers de Louis Veuillot, où il reste peu de temps, et de la littérature avec un poème, la Méduse-Astruc (1875). Il se cherche encore et pendant quelques années végète dans une bohème misérable.

LE DÉSESPÉRÉ

C’est en 1877 que se placent les événements décisifs. Non parce que, venant de prendre un poste de dessinateur aux Chemins de fer du Nord, il échappe à la misère : il démissionnera dés juin 1878, après avoir été, dira-t-il, « l’un des plus exécrables employés » de la Compagnie. Mais il rencontre l’abbé Tardif de Moidrey, qui l’initie à l’exégèse symbolique et lui parle des apparitions de la Salette. Il fait aussi une première retraite à la Trappe de Soligny. Il y retournera en 1878 et se rendra compte alors qu’il n’est pas fait pour la vie monastique, à laquelle cependant il ne cessera de rêver.

Enfin, 1877 voit l’entrée d’Anne-Marie Roulé dans sa vie. Léon Bloy s’attacha à l’« extrême singularité » de cette pauvre fille illettrée. Une extraordinaire aventure unit pendant quelques années ces deux êtres, qui trouvent dans un amour où se mêlent sensualité et élans mystiques un profond dépassement spirituel. Anne-Marie revient à la foi ; bientôt elle aura des visions et prophétisera la venue du Saint-Esprit.

Mais, en 1882, Anne-Marie Roulé devint folle et il fallut l’interner. Auprès de l’abbé Tardif de Moidrey et aussi d’Ernest Hello, elle a contribué à accentuer le caractère illuminé du catholicisme de Bloy, désormais saisi du « désir brûlant et dévorant du Troisième Règne » et de l’attente de « la grande Épiphanie de l’Esprit-Saint ».

Ses véritables débuts en littérature datent de cette époque. C’est, en effet, un mois après l’internement d’Anne-Marie Roulé qu’il entreprit au Chat-Noir une collaboration qui devait durer prés de deux ans. Il donna aussi quelques articles au Figaro. Mais la violence de ses articles, réunis en 1884 dans les Propos d’un entrepreneur de démolitions, l’écarta des salles de rédaction. « J’ai cherché longtemps le moyen de me rendre insupportable », écrit-il dans le Pal, une revue qu’il a fondée en 1885 et qu’il ne conduira pas au-delà du quatrième numéro : on peut dire que la presse lui fournit ce moyen...

En 1884-85, une autre aventure terrible devait bouleverser son existence. Il se remettait à peine du choc qu’avait été la démence d’Anne-Marie Roulé et avait, en particulier, trouvé un puissant réconfort dans une retraite à la Chartreuse, lorsqu’il arracha Berthe Dumont à la misère la plus noire et bientôt songea à l’épouser. La fin fut aussi tragique : en une nuit, le 11 mai 1885, Berthe Dumont fut enlevée par le tétanos.

Le Désespéré (1887) évoque dans une composition à peine romancée cette période de sa vie et la destinée d’Anne-Marie Roulé ; et si Berthe n’y est pas présente, les mois que Bloy venait de vivre à ses côtés n’étaient du moins pas oubliés. Il avait senti l’importance que prenait le roman, « cette chose absolument moderne », cette « forme littéraire vraiment babélique et définitive, dans laquelle toutes les autres tiennent et qui atteste avec puissance un étrange besoin nouveau d’unité, de simplification, de centralisation à tout prix ». Mais son génie s’accommodait mal des exigences de la création romanesque, et c’est toujours lui-même qu’il raconte, ses exaltations, ses colères, ses haines. L’ouvrage nous offre d’abord une peinture cruelle du monde littéraire (le plus souvent, d’après des renseignements donnés par Huysmans), dans laquelle les contemporains sont facilement reconnaissables. Il est surtout l’évocation de toute la vie de Bloy depuis sa conversion — un Bloy qui est ici le « désespéré » Marchenoir, tandis qu’Anne-Marie est devenue Véronique. Toutes ses angoisses, ses illuminations et leur retombée, son catholicisme symbolique et prophétique attendant impatiemment la fin des temps, sa conception mystique de l’amour (« le sentiment religieux est une passion d’amour ») forment la trame de ce roman singulier plus que le déroulement d’une intrigue ou l’analyse d’un caractère.

LA FEMME PAUVRE

Si le Désespéré n’eut aucun succès, sinon de scandale, la ligne de conduite de Léon Bloy n’en fut pas modifiée. Il songe à des ouvrages de polémique et d’exégèse religieuses ; il reprend notamment, dans Christophe Colomb devant tes taureaux (1890), le thème de la canonisation du navigateur, qu’il avait déjà abordé dans le Révélateur du globe, en 1884. Il se met aussi à son grand livre le Salut par les juifs, qui paraîtra en 1892 — ce livre dont il disait qu’il était le seul qu’il oserait montrer à Dieu le jour du Jugement dernier. Refusant les thèses étroitement politiques de la France juive de Drumont, il développe l’idée que la prédilection de Dieu pour le peuple élu s’est maintenue après la condamnation et la mort de Jésus. Les souffrances et les malheurs des juifs sont l’image des souffrances du Christ, qui est toujours en croix, car la Rédemption n’est pas achevée. Leur résistance à la conversion est la forme visible du mystère du « retard de la Rédemption ». Les juifs ont donc raison d’attendre leur Messie ; ce sera le Saint-Esprit qui, en provoquant leur conversion, achèvera le sacrifice du Fils de Dieu et la Rédemption. Ainsi, « le salut du genre humain est solidaire de la destinée des juifs ». Arrivant en pleine agitation antisémite (l’Affaire Dreyfus n’est pas loin), ce livre fut mal compris lors de sa publication, mais il est, dans l’œuvre de Léon Bloy, un de ceux dont l’influence fut la plus profonde et durable.

En 1889, Léon Bloy avait rencontré chez François Coppée la fille d’un poète danois, Jeanne Molbech. L’année suivante, elle devint sa femme après s’être convertie. Bloy trouvait enfin dans la vie familiale, malgré les constants soucis que provoquaient les problèmes de l’existence quotidienne, une source d’apaisement. Son second roman, la Femme pauvre (1897), se ressent de ce changement moral. Commencé avant le mariage, il devait raconter la liaison de Marchenoir et de Clotilde (c’est-à-dire Berthe Dumont). Telle est, en effet, la première partie. Mais, ensuite, Léon Bloy fait mourir Marchenoir et le remplace par un nouveau personnage, Léopold, de composition plus complexe. Quant à Clotilde, elle est transformée à l’image de Jeanne Bloy. Comme le Désespéré, ce roman comporte d’une part des personnages réels aux noms à peine déguisés (Villiers de L’Isle-Adam devient Bohémond de l’Ile-de-France) et de l’autre des échappées poétiques ou mystiques. Bloy voit dans la femme à la fois le Paradis terrestre et le Saint-Esprit. Tel est le sens de l’ascension de Clotilde vers la lumière, à laquelle elle n’accède que dans le plus grand dénuement : la Pauvreté est une valeur spirituelle. Nourri de réalité, la Femme pauvre est en même temps une œuvre symbolique dominée par le thème du feu, image de l’Amour dévorant : derrière le romancier et le satirique se profile le poète que Léon Bloy se vantait d’être.

POLÉMIQUE ET EXÉGÈSE

La dernière partie de sa vie est peu fertile en événements importants. Un séjour de dix-sept mois au Danemark en 1899-1900 (il y avait déjà passé quelques mois en 1891), quelques déménagements, une installation définitive à Bourg-la-Reine, en 1911, sont seulement à noter.

Léon Bloy entreprend en 1898 la publication de son Journal avec le Mendiant ingrat, qui couvre les années 1892-1895. Suivront, en 1904 Mon journal (1896-1900), en 1905 Quatre Ans de captivité à Cochons-sur-Marne (sur son séjour à Lagny de 1900 à 1904), en 1908 l’Invendable (1904-1907), en 1911 le Vieux de la montagne (1907-1910), en 1914 le Pèlerin de l’absolu (1910-1912), en 1916 Au seuil de l’Apocalypse (1913-1915), enfin, posthume, en 1920, la Porte des humbles. Il apparaît tout entier dans cette œuvre immense, grandeur et misère, brutalité et attendrissement, rayonnement spirituel et mesquinerie, au jour le jour d’une existence toujours difficile.

À cet ensemble s’ajoutent de nombreuses œuvres. L’Exégèse des lieux communs (1902 et 1913) est une sorte de dictionnaire bouffon des idées reçues. Mais au-delà de la satire de la morale bourgeoise, Léon Bloy développe une véritable « exégèse », montrant que « les plus inanes bourgeois sont, à leur insu, d’effrayants Prophètes : tout langage est une image du Verbe ». Le Sang du pauvre (1909) est une apologie de la pauvreté. Le Fils de Louis XVI (1900), l’Ame de Napoléon (1912) ne prennent l’histoire que comme un prétexte. Louis XVII ou Napoléon sont pour lui des images de l’Esprit-Saint dont il attend la venue.

À la Salette, il consacre trois ouvrages. Il publie en 1912, avec une importante préface, une Vie de Mélanie, écrite par elle-même. Celle qui pleure (1908) contient une accusation véhémente contre le clergé, coupable d’avoir étouffé le message de la Vierge ; mais l’essentiel du livre consiste en une reprise, dans un mouvement à la fois mystique et lyrique, des grandes thèses de Léon Bloy sur la conquête de l’Absolu et sur les jeux d’analogies que renferme la Révélation : la Vierge et le Saint-Esprit, le Saint-Esprit et Lucifer. Le Symbolisme de l’Apparition, ouvrage posthume, développe et élargit ces points de vue.

Toute cette œuvre aux sujets divers révèle une puissante unité de pensée. L’accomplissement spirituel ne peut se réaliser que dans le dénuement et la souffrance, images du dénuement et de la souffrance de Jésus. Il se résume en l’attente de la Rédemption achevée par la venue de l’Esprit-Saint d’une part, de l’autre en une pénétration des mystères que recèle un monde où tout est signe. Visible ou invisible, l’Univers est une vaste symbolique dont la possession n’est autre que la marche vers l’absolu.

C’est dans cette dernière partie de sa vie que Léon Bloy vit des amis se grouper autour de lui. En 1905, Jacques et Ralssa Maritain vont à lui et commencent, avec la lecture du Salut par les juifs, un itinéraire qui les conduit en 1906 au baptême, ainsi que Vera, la sœur de Ralssa. Pierre Termier, Georges Rouault, Henri Martineau, Georges Auric, le Hollandais Van der Meer, notamment, furent de ses familiers.

Solitaire dans son siècle, jugé par les uns comme un « Diogène de lupanar », un « fantoche cynique », par les autres comme un prophète, « pèlerin de l’Absolu », il est resté, au cours de toute son œuvre, celui qu’il définissait dés 1880 dans une lettre à Gobineau :

« Une sorte de poète mystique enfermé dans la sempiternelle contemplation des harmonies invisibles, ravagé de toutes les fureurs du désir de Dieu, et consumé dans son corps et dans son âme par toutes les famines de la terre et du ciel. »