MAURICE BARRÈS 1862-1923

LE « CULTE DU MOI »

S’il fréquente les milieux symbolistes, son œuvre se développera en marge du symbolisme. A l’exempte de Stendhal, qui est un de ses maîtres à penser, il se forge un orgueilleux égotisme, qui est une méthode pour développer son expérience intérieure et atteindre au bonheur. Il faut se protéger des « barbares » — c’est-à-dire, d’une façon générale, des autres —, « s’entourer de hautes murailles », pour aller dans la solitude jusqu’au plus profond et au plus riche delà pensée. Alors, « dépouillés de nos attitudes, oublieux de nos vanités et de tout ce qui n’est pas notre âme, véritables libérés, nous créerons une atmosphère neuve où nous embellir par de sagaces expérimentations ». Des « expérimentations » qui se résument dans les principes suivants :

Premier principe : Nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation ;

Deuxième principe : Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation, c’est de l’analyser ;

Conséquence : Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible.

Telle est la leçon des trois ouvrages réunis sous le titre le Culte du moi. Sous l'œil des barbares (1888) est en quelque sorte le journal intime du jeune Barrès découvrant la vie, cultivant passionnément son esprit dans la fréquentation des grandes œuvres, déçu par Taine et Renan. Un homme libre (1889) prolonge cette expérience. Le héros médite dans la solitude les Exercices spirituels de Loyola, se cherche dans une discipline qui triomphe de la vie. Mais un retour en Lorraine, puis un voyage en Italie le ramènent à la vie et à l’action. Il sera un homme seul et libre qui se réalisera pleinement. Enfin, dans le Jardin de Bérénice (1891), il conçoit la nécessité de vivre dans son temps, se lance dans l’action politique, s’éprend de la mystérieuse Bérénice et, éprouvé par les événements, abandonné par Bérénice, comprend qu’on ne peut vivre sans affronter le monde.

Ces romans ont un accent moderne non par leur style, mais dans la mesure où, décrivant une aventure spirituelle, ils sont, selon le mot de Gaétan Picon, des « romans-interrogations », et procèdent dans leur composition de la brûlante expérience de soi qui a été celle de l’auteur.

LE CULTE DE LA TERRE

Cependant, dans le Jardin de Bérénice déjà apparaît le thème des « intercesseurs », artistes, mais aussi figures historiques, émanation du peuple, de la race. Barrès, qui avait participé au mouvement boulangiste et avait été élu député en 1889, se montre de plus en plus sensible à l’idée de l’enracinement de l’individu dans la terre natale et les traditions. Il ne répudie pas le « culte du moi », il lui donne plutôt des attaches qui sont, à ses yeux, un enrichissement. S’il n’est pas réélu député en 1893, le scandale de Panama, puis surtout l’Affaire Dreyfus le conduisent à affirmer son engagement idéologique : en face d’Émile Zola, il s’impose comme le porte-parole des intellectuels nationalistes antidreyfusards.

Un nouvel ensemble de trois ouvrages, le Roman de l’énergie nationale, illustre et éclaire cette attitude. Dans les Déracinés (1897), Barrès propose une application de sa théorie du « racinement ». Sept élèves du lycée de Nancy, enthousiasmés par l’enseignement de leur professeur de philosophie Bouteiller, le suivent à Paris lorsque Gambetta l’appelle à de hautes fonctions, en 1881. Leur échec sera total. Ils perdent peu à peu le contact avec les réalités de leur terre natale et sombrent dans les abstractions. Deux d’entre eux deviendront criminels, tandis que Bouteiller est élu député de Lorraine. La vie morale, le sens national sont ainsi détruits par un déracinement que favorisent les philosophies abstraites et utopistes. Telle est la thèse que Barrès présente dans ce livre dans lequel sont entrés ses souvenirs du lycée de Nancy et notamment de son professeur de philosophie Burdeau, qui a fourni de nombreux traits à Bouteiller.

La trilogie se poursuit avec l’Appel au soldat (1900), où l’on retrouve deux des « déracinés » convertis par Boulanger (le « soldat ») au nationalisme et à l’amour de la terre. Elle s’achève dans Leurs figures (1902) par l’évocation des luttes politiques à l’époque du scandale de Panama et par une violente caricature des politiciens impliqués dans l’affaire.

De nouveau député en 1906, Barrès représentera Paris à la Chambre jusqu’à sa mort. Il y défendra les valeurs traditionnelles du patrimoine national (la Grande Pitié des églises de France, 1914) et les intérêts de la patrie devant la guerre menaçante. Un troisième cycle romanesque, les Bastions de l’Est, est consacré à la fidélité des provinces intégrées à l’Empire allemand en 1871. Il se compose de : Au service de l’Allemagne (1905), Colette Baudoche (1909) et, au lendemain de la guerre, le Génie du Rhin (1921).

La Colline inspirée (1913) est la grande œuvre de la maturité de Barrès. Il y raconte les déboires des trois frères Baillard, qui, après avoir fondé, sur la colline de Sion-Vaudémont, le florissant institut des frères de Notre-Dame-de-Sion, se laissent entraîner par l’illuminé Pierre-Michel Vintras et créent sur les ruines de l’Institut une communauté qui ne tarde pas à être condamnée par l’Église. Barrès rappelle par cette triste aventure les désordres dans lesquels peut tomber une foi qui n’est pas disciplinée par des règles sévères. Mais il ne le fait pas sans une certaine sympathie pour les projets orgueilleux des trois frères.

BARRÈS ARTISTE

Le nationaliste n’a jamais, en lui, étouffé l’artiste. L’Espagne, l’Italie et surtout Venise, la Grèce, l’Orient l’ont séduit et lui ont inspiré quelques-unes de ses plus belles pages. Du sang, de la volupté et de la mort (première publication en 1893, complétée en 1904 et en 1909) est un recueil d’« idéologies passionnées ». Des paysages qui l’ont ému ou exalté, Bruges, l’Italie, l’Espagne, des thèmes qui lui sont chers, l’amour, la gloire, la création poétique, le conduisent à analyser quels liens unissent l’homme à la terre, non plus du point de vue idéologique, mais, comme le dit le titre, dans le sang, la volupté et la mort, la joie et la souffrance. Tout le livre est frémissant de la séduction exercée sur lui par les beautés de la nature, de l’art et de quelques grandes destinées. De l’Espagne encore il rapportera en 1911 Greco ou le Secret de Tolède, de l’Orient Une enquête aux pays du Levant (1923), ainsi que la nouvelle Un jardin sur l’Oronte (1922).

Barrès est tout entier dans cette dualité. Une nature vibrante et artiste, un besoin d’ordre et de discipline dialoguent en lui. « Mon mérite, déclare-t-il, est d’avoir tiré de l’individualisme ces grands principes de subordination que la plupart des étrangers possèdent instinctivement ou trouvent dans leur religion. » Tel est son style de vie — un style que nous rapportent ses Cahiers et dont la postérité se rencontre aussi bien chez un Montherlant que chez un Aragon ou un Malraux.