ROMAIN ROLLAND 1866-1944

LE TEMPS DES HÉSITATIONS

Ces années de préparation, de 1882 à 1886, et celles qu’il passa rue d’Ulm sont pleines d’une longue crise morale et intellectuelle. Le jeune homme a perdu la foi. Comme Claudel à la même époque, il ne trouve dans le climat contemporain que motifs de dégoût et de désespoir ; le personnage de Hamlet le hante. Le besoin de croire, qui sera un caractère constant de cette âme éprise d’idéal, le conduit quelque temps vers Spinoza et un panthéisme qui satisfait son exaltation. Surtout, la musique est alors, selon ses propres paroles, son « vrai culte religieux ».

Reçu à l’agrégation d’histoire en 1889, mais peu soucieux de devenir professeur, il obtient un poste à l’École française d’archéologie de Rome, au palais Farnèse. Il y restera deux ans.

Recommandé par son maître, Gabriel Monod, à Malwida von Meysenbug, il trouva en cette Allemande cultivée qui, née en 1818, avait connu les grands artistes de son pays, notamment Wagner et Nietzsche, une initiatrice à la vie italienne et une fidèle amie. Il acquiert en Italie une impression de liberté jamais encore éprouvée, un épanouissement intellectuel, artistique, sentimental aussi. C’est à Rome qu’il écrit ses premiers drames, Empèdocle et Orsirto ; c’est là que s’élabore son univers, où se répondent le culte des héros et celui de la musique.

À Paris, où il est rentré à l’automne 1891, il étouffe. Il écrit de nouveaux drames, mais perd rapidement l’espoir de les voir jouer. Ses efforts pour échapper à l’enseignement restent sans succès. À nouveau, l’abattement, le découragement le saisissent. Il ne sortira de cette nouvelle crise que par son mariage avec Clotilde, la fille du philologue Michel Bréal. Victoire précaire, qui ne cessera d’être remise en cause dans les années suivantes. Cédant aux instances de son beau-père, il prépare un doctorat ès lettres. En moins de deux ans, il rédige ses deux thèses, qui ont exigé un second séjour de quelques mois en Italie : les Origines du théâtre lyrique moderne. Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti et Causes de la décadence de la peinture italienne au XVI• siècle. Elles lui vaudront un cours d’histoire de l’art à l’École normale supérieure. Mais il n’est pas heureux auprès de Clotilde. L’existence mondaine qu’elle prétend lui faire mener, le désir qu’elle a de le voir rapidement célèbre le rebutent : c’est le début d’une mésentente qui le conduira, en 1901, au divorce. La crise morale se double d’une crise intellectuelle. Romain Rolland se rapproche du catholicisme (« On revient à son père, quand on souffre », écrit-il en 1895) ; son drame Saint Louis témoigne dans son inspiration de cette ferveur qui reste au seuil de la foi. Le socialisme aussi le sollicite, nourri par le dégoût que lui inspire le monde où il vit. Airt, sa première pièce représentée (1898), développe le thème de la révolte et de la pureté, dans un climat patriotique auquel ses récentes impressions d’un voyage en Allemagne ne sont pas étrangères. A l’image de son héros, « seul au milieu d’ennemis, luttant de toutes ses forces avec ses bras débiles et son cœur héroïque », les personnages de son théâtre sont des solitaires, animés par la passion de la liberté et de ta vérité, autant que par une sympathie sans illusion pour tous les hommes (Romain Rolland parlera plus tard de deux lois, la « loi de vérité » et la « loi d’amour humain », qui ont dirigé son Œuvre et sa vie).

Plus encore, l’Affaire Dreyfus révélera cette disposition fondamentale de sa pensée et de sa sensibilité. Si tout l’appelle du côté dreyfusard, il s’efforce de comprendre l’adversaire, de lui reconnaître des motifs nobles, et se refuse à voir dans un camp tout le bien, dans l’autre tout le mal, reprochant aux dreyfusards, ou du moins à certains d’entre eux, leurs intentions impures ou leur mauvaise foi. C’est alors qu’il formule les deux principes auxquels il se rattachera toujours :

1. Ne jamais faire partie d’un groupe, d’une association politique. Toute association d’hommes corrompt les idées pour lesquelles elle s’est assemblée, les fait dévier de leur vrai sens. Je suis et veux demeurer libre. Et si je fais la guerre, en marge d’un camp, je la ferai seul, responsable de moi seul ;

2. Règle morale : n’être jamais passif en rien, même dans l’acceptation. Se soumettre, peut-être — n’être pas soumis. Se sacrifier — ne pas se résigner.

Il préfigure ainsi l’attitude qu’il prendra pendant la guerre de 1914-1918 : une volonté farouche de sauvegarder sa lucidité au cœur des grands mouvements de passion collective.

En 1898, en pleine Affaire Dreyfus, il a fait représenter tes Loups, où il a transposé dans le climat de 1793 les événements qui divisent alors la France. Le succès des Loups l’a conduit à reprendre un projet ancien : une suite de drames sur la Révolution. 11 écrit, de 1898 à 1902, Danton, le Triomphe de la raison, le 14 Juillet. 11 rêve d’un « théâtre du peuple », rejoignant ceux qui, aux environs de 1900, croient avec les fondateurs des universités populaires à la valeur éducative et révolutionnaire de la culture. Mais une autre entreprise allait bientôt l’occuper.

JEAN-CHRISTOPHE

C’est, en effet, en 1901 et surtout 1902 qu’il conçoit le vaste ensemble de Jean-Christophe, aboutissement d’ébauches antérieures qui se sont fondues dans l’ambition d’amener les hommes à se mieux comprendre pour s’aimer davantage. La physionomie de Beethoven d’une part, son rêve d’une « âme européenne » de l’autre (« Il faut fonder un Weimar nouveau et agrandi, une patrie intellectuelle et morale où se crée enfin l’âme européenne ») le conduisent au personnage de Jean-Christophe, musicien né sur les bords du Rhin, en qui il a fait passer de nombreux souvenirs personnels.

De 1904 à 1912 paraîtront les dix volumes de Jean-Christophe aux Cahiers de ta Quinzaine. Romain Rolland avait fait la connaissance de Péguy grâce à Louis Gillet, au moment de l’Affaire Dreyfus, et ces deux âmes éprises de vérité avaient sympathisé. Péguy avait déjà été l’éditeur des Loups, de Danton et du Théâtre du peuple, quand Romain Rolland lui confia son roman, dont les conditions de publication provoquèrent d’ailleurs entre eux de graves dissentiments.

Les deux premiers volumes (l’Aube et le Matin) sont consacrés à l’enfance et à l’adolescence du jeune musicien, dont la vocation se confirme. L’Adolescent nous le montre aux prises avec la médiocrité et le conformisme. Il perd la foi et connaît de douloureuses aventures sentimentales qui le conduisent à l’ivrognerie. Il est sauvé par son oncle Gottfried, qui lui enseigne sa morale de la bonne volonté. Dans la Révolte, Jean-Christophe, compositeur déjà réputé, attaque les impostures de la musique allemande contemporaine. Mis à l’écart, calomnié, il part pour la France, mais n’y rencontre d’abord que la Foire sur la place : intrigue, sottise et corruption régnent partout. Condamné à la misère, malade, il trouve enfin un véritable ami, le poète Olivier Jeannin. Le volume suivant, Antoinette, est un arrêt dans l’histoire de Jean-Christophe. Romain Rolland nous raconte celle d’Olivier et de sa sœur Antoinette, que Jean-Christophe a autrefois connue en Allemagne. Dans la maison est la découverte de la vraie France, grâce à Olivier. Le musicien est maintenant connu dans toute l’Europe. Sa mère meurt, visage de l’humanité humble qui est le « cœur du monde ». Suit, avec les Amies, une évocation de la vie sentimentale de Jean-Christophe et de sa solitude, alors que la gloire l’a touché. Dans le Buisson ardent, nous retrouvons les deux amis, le musicien et le poète, aux côtés des ouvriers. Au cours d’une manifestation du ler-Mai, Olivier est tué ; Jean-Christophe tue un agent de police et se réfugie en Suisse. La femme de l’ami qui l’a recueilli devient sa maîtresse. Jean-Christophe se sent doublement criminel, s’enfuit. 11 sortira de cette nouvelle épreuve plus fort et plus pur. Enfin, la Nouvelle Journée est l’image du musicien célèbre, glorieux, mais attaqué par la jeune génération. Il vit ses dernières années dans la sérénité de quelques amitiés réunies autour de lui — bien que l’assombrisse la crainte d’une guerre européenne qu’il sent proche —, et meurt en évoquant le Rhin, le témoin de son enfance, mais aussi le grand fleuve qui symbolise l’unité de la civilisation occidentale, la puissante image de la nature étemelle.

Dans ce grand roman, Romain Rolland a mis beaucoup de lui-même : souvenirs, pensées, etc. Comme on l’a remarqué, Olivier et Jean-Christophe représentent deux aspects fondamentaux de sa personnalité : l’un la tentation du pessimisme, l’autre l’appel d’une vie libre et sincère, s’épanouissant dans l’exaltation. Mais il a aussi écrit l’aventure de la création artistique et de la fraternité humaine unies dans une même expérience. Jean-Christophe porte en lui l’amour des hommes et tous ses combats ne sont qu’une manifestation de cet amour.

On est tenté aujourd’hui d’être sévère pour l’abondance lyrique, et parfois relâchée, de Romain Rolland, comme pour ses nombreuses digressions, politiques, morales ou artistiques. Peut-être est-ce oublier que Jean-Christophe, bien plus qu’une pure œuvre d’art, est un témoignage et un message qui s’adressent à l’Europe et à tous les hommes. L’universalité de l’œuvre, traduite dans le monde entier, montre que Romain Rolland a atteint son but.

Si absorbante qu’ait été la composition de Jean-Christophe, elle n’a cependant pas empêché Romain Rolland d’entreprendre une série de Vies des hommes illustres : une Vie de Beethoven en 1904, suivie d’une Vie de Michel-Ange (1906) et d’une Vie de Tolstoï (1911). « Vies » qui sont à la fois biographies et analyses morales. « L’air est lourd autour de nous, écrit-il dans sa préface à la Vie de Beethoven. Le monde étouffe. Rouvrons les fenêtres. Respirons le souffle des héros. » En Beethoven, il exalte le lutteur qui l’a aidé à vivre ; en Michel-Ange, il condamne, au contraire, une certaine passivité devant la vie ; quant à Tolstoï, qu’il admire depuis longtemps, il se retrouve trop en lui pour ne pas faire son propre portrait en même temps que celui de son modèle.

Il est, pendant ces années, professeur d’histoire de la musique à la Sorbonne ; le succès qu’il y rencontre ne le convertit pas à un métier pour lequel il ne se sent pas fait et qu’il abandonnera en 1912 (après trois congés d’un an en 1906-07, 1910-11 et 1911-12). D’autre part, sa réputation d’écrivain est maintenant assurée, et il obtiendra en 1913 le grand prix littéraire de l’Académie française, tandis que l’étranger le découvre avec passion.

AUTOUR DES ANNÉES DE GUERRE

À la veille de la guerre, Romain Rolland connaît une nouvelle période d’épanouissement. Libéré des charges de l’enseignement, libéré de Jean-Christophe, il se sent riche de forces nouvelles. Une liaison avec une jeune actrice américaine, qui durera jusqu’à la guerre, augmente encore cette joie de vivre. Colas Breugnon, qui ne devait paraître qu’en 1919, mais était achevé en 1914, porte l’empreinte de cette atmosphère. Ce roman est un « divertissement » dont le héros, Colas, est un Bourguignon, né en 1366, gai luron, grand buveur ; on nous raconte un an de sa vie, entre sa femme acariâtre, ses quatre fils, sa fille qui lui ressemble et sa petite-fille qu’il adore. Type de sagesse populaire et joyeuse, Colas est une des créations les plus vivantes de Romain Rolland, dont il possède quelques traits.

Romain Rolland a acquis, surtout depuis l’achèvement de Jean-Christophe, une réputation internationale. On se tourne vers lui comme vers la conscience d’une Europe unie par le cœur des hommes. A la déclaration de la guerre, il est en Suisse et, n’étant pas mobilisable, décide de rester dans ce pays neutre. Dès le 2 septembre 1914, il publie dans le Journal de Genève le premier des articles qu’il réunira en 1913 sous le titre Au-dessus de la mêlée. On sait que ce livre lui valut des haines violentes et tenaces. Il n’était cependant qu’un appel à la lucidité et à la justice, un refus des mensonges de la propagande. L’Académie suédoise ne s’y trompa pas, qui lui décerna à la fin de 1916 le prix Nobel de littérature pour 1913. Nous pouvons aujourd’hui éclairer ce livre si mal compris par le Journal des années de guerre, publié en 1932.

A l’œuvre de guerre il faut rattacher deux romans, Clérambault et Pierre et Luce (1920), ainsi qu’une pièce, Liluli (1919). Clérambault est un poète célèbre qui, voulant lutter contre le mensonge, est traduit en justice et assassiné par un patriote exalté. Pierre et Luce a pour sujet les bombardements de Paris en 1918 et s’achève sur le plus horrible, celui de l’église Saint-Gervais pendant l’office du vendredi saint. Quant à Liluli, c’est une farce satirique et allégorique, qu’on peut rapprocher par son esprit de Colas Breugnon.

PROBLÈMES ET ŒUVRES DE L’APRÈS-GUERRE

En 1919, Romain Rolland est en France un solitaire. On ne lui a pas pardonné Au-dessus de la mêlée. La révolution russe lui parait avoir sacrifié l’humanité et la liberté. Il pense que la seule action possible est intellectuelle et internationale. Tel est le sens de la Déclaration d’indépendance de l’esprit (1919), qui en appelle à « la seule Vérité libre, sans frontières, sans limites, sans préjugés de races ou de castes », et qui fut notamment signée par Einstein, Gorki, Rabindranath Tagore, Stefan Zweig.

Une polémique avec Barbusse, pendant l’hiver 1921-22, le conduit une fois de plus à condamner une politique pour qui la fin justifie les moyens (« Avec le prolétariat, toutes les fois qu’il respectera la vérité et l’humanité ! Contre le prolétariat, toutes les fois qu’il les violera ! »)

Au printemps de 1922, il va s’installer en Suisse, à Villeneuve ; il y restera jusqu’en 1939. C’est alors qu’il se tourne vers la pensée hindoue. Entre l’Orient et l’Occident, une synthèse est, pense-t-il, nécessaire. Trois livres, Mahatma Gandhi (1924), ta Vie de Ramakrishna (1929), la Vie de Vivekananda et l’Évangile universel (1930), auxquels il faut joindre Inde, où ont été groupées les pages de son journal consacrées à ce pays, montrent ce qu’il attendait de l’Inde et sa déception à reconnaître chez certains de ses penseurs les défauts qu’il condamnait : nationalisme, conformisme, etc.

Il est revenu au théâtre, notamment avec le Jeu de l’amour et de la mort (1923), sa pièce préférée, et à l’histoire de la musique avec son monumental Beethoven. Il publie aussi une nouvelle suite romanesque, P Ame enchantée, de 1922

Annette et Sylvie (1922) et l’Été (1924) racontent, de 1900 à 1914, l’histoire de deux femmes, deux demi-sœurs. Annette est déçue par l’amour. Elle a rejeté toute son affection sur Marc, un fils né avec le siècle, qui, en grandissant, s’éloigne d’elle. Mire et fils (1927) correspond à la période de la guerre. Annette est professeur en province ; elle se lie avec un blessé, qui veut, avant de mourir, revoir son ami Franz, un Autrichien prisonnier en France. Annette voit dans cette amitié un échec à la guerre ; Franz s’évade grâce à elle et verra son ami. Marc, dans l’éloignement, a compris tout ce qui l’attache à sa mère. Fréquentant les milieux anarchistes, il songe à déserter lorsqu’il sera appelé sous les drapeaux, mais la fin de la guerre survient. Enfin, l’Annonciatrice (1933), aux abondants épisodes romanesques, évoque les problèmes de l’action politique et de l’adhésion au communisme dans l’après-guerre. La conclusion est optimiste. La vie d’Annette a été faite de souffrance ; mais un monde nouveau est en train de naître : « Toute la douleur de sa vie a été l’angle d’infléchissement de la marche en avant du Destin. »

VERS LE COMMUNISME

La fin de P Annonciatrice laisse penser que son attitude à l’égard du communisme a changé. En effet, depuis 1930, Romain Rolland s’est rapproché du parti communiste. Ses déceptions hindoues sont sans doute pour quelque chose dans cette évolution. La situation politique aussi, avec le triomphe du fascisme en Italie et la montée du nationalsocialisme en Allemagne. Tout en sauvegardant sa liberté. il insiste maintenant sur les nécessités de l’action et écrit : « Il faut que l’esprit rentre dans le rang. »

Invité en 1935 par Gorki, il va en U. R. S. S., avec sa seconde femme, qu’il a épousée en 1934, et est reçu par Staline. Toujours sur la brèche, il participe aux activités de diverses associations, écrit de nombreux articles dans la presse de gauche. En particulier, il publie en 1935 ses articles d’Europe, sous le titre Quinze Ans de combat et Par la révolution, la paix, et en 1936 Compagnons de route.

LES DERNIÈRES ANNÉES

En 1938, Romain Rolland s’installe à Vézelay. Il y restera jusqu’à sa mort, le 30 décembre 1944. La guerre, l’Occupation l’isolent. Ces dernières années sont consacrées au travail. Il rédige ses Mémoires et le Voyage intérieur, qui est une autobiographie intellectuelle et morale. Il écrit une admirable étude sur Péguy, que certains considèrent comme son chef-d’œuvre.

Ces dernières années sont marquées par un rapprochement A l’égard du catholicisme. Romain Rolland a des correspondants catholiques, il revoit Claudel, dont il avait été séparé pendant un demi-siècle. Mais, comme l’écrit Jacques Robichez, « malgré tout il se tient, sans le franchir, sur le seuil de la croyance ». Le dialogue du besoin de croire et de la volonté de comprendre qui se partagent son cœur et son intelligence demeure sans conclusion.

Sa vie et son œuvre, inséparables, sont le témoignage lucide et passionné d’un homme qui n’a rien voulu abdiquer de sa qualité d’homme : « Je ferai coucher dans le même lit les deux torrents : Amour et Vérité. Et si je ne puis, s’ils brisent les digues, je m’en irai sur mes vaisseaux, comme la Hollande submergée, vers la haute mer, l’Océan — vers le Maître des Harmonies. »